ministre de la culture et de la communication
Monsieur le ministre,
Par cette lettre, nous venons vous demander de suspendre le bras qui est en train de porter un coup fatal à ce Théâtre de renommée internationale qu’est
D’où vient cette volonté de le rayer de la carte en lui coupant les vivres ? Toutes ses subventions lui ont été supprimées. Qu’elles soient diminuées, comme pour tout le monde, dans ce contexte de crise, cela peut se comprendre. Mais dans le cas du Toursky, c’est une mise à mort qui a été programmée. Toutes les démarches entreprises ayant été vaines, soutenues par des personnalités à des hauts niveaux de responsabilité, et par des milliers de signatures (85.000) … il ne restait au directeur de ce théâtre, Richard Martin, d’autre alternative que la « grève de la faim » pour manifester la gravité de ce qui se passe là. Entamée ce Samedi 3 octobre 2009 elle est aujourd’hui suivie par Jean Poucet, poète et écrivain, ancien coopérant culturel au quai d’Orsay. Ces hommes risquent leur vie pour un enjeu qui transcende leurs intérêts personnels. Ils défendent une cause qui nous concerne tous : notre humanité.
Le cynisme qui est dans l’air du temps, qui a fait dire à certains « que le suicide était à la mode », nous gageons qu’il ne vous ressemble pas, et plaçons notre espoir dans le fait que cet amour que vous avez pour la culture vous permettra de comprendre la gravité des enjeux.
À une époque où la culture a été mise, comme tout le reste, sur le plateau de la consommation, le Théâtre Toursky est resté fidèle à sa fonction « cathartique », vitale à l’âme humaine. Les éléphants consomment la nourriture dont ils ont besoin pour vivre, mais ne jouent pas du violoncelle comme Rostropovitch devant le mur de Berlin. Sur la scène du Toursky se produisent des troupes, de danse, de théâtre, des formations musicales, qui viennent de tous les points du globe. Lieu de rencontre entre les cultures à travers leurs artistes, ce théâtre travaille à renverser « la peur de l’autre » qui est génératrice de violence, en plaisir à le découvrir. Il répond à ce besoin (spécifiquement humain) de développer en soi ces mille et une modalités d’expression, qui permettent de canaliser et de transformer la violence qui nous hante, en ces « objets culturels » qui nous relient et nous font être bien ensemble. Le choix du lieu d’implantation du Toursky dans un des quartiers déshérités de Marseille, témoigne de son engagement dans la voie de cette culture là, qui va vers « l’autre » , et ce faisant, travaille à briser les murs des ghettos qui rendent fou, fabriquent de la misère et précipitent dans la délinquance.
Un livre de Jean Clair intitulé
Il écrit : « …la mémoire et la culture, qui sont choses à peu près synonymes, jouèrent, on le sait, un rôle majeur dans le destin des déportés. Qui se souvenait pouvait espérer survivre. Qui conservait en soi une trace du monde cultivé pouvait encore espérer résister à la mort. Ce que l’on garde en tête est le seul bien que la barbarie ne puisse vous ôter. C’est le dernier trait d’identité quand tout vous a été retiré, jusqu’à votre identité même. Savoir un poème par cœur vous met à l’abri du désastre. Faire ressurgir en soi l’écho de ce qui fut naguère un patrimoine spirituel est un viatique …
Le ressort ne vaut pas seulement pour les situations extrêmes. Qui, au cœur de la nuit, dans l’angoisse de l’insomnie rebelle, n’a pas trouvé dans la lecture d’un livre de chevet où s’entendait soudain une voix surgie du fond des siècles, un apaisement qu’aucun somnifère ne vous avait procuré ?
Ce sont les passages de la Divine comédie que Primo Levi, à Auschwitz, se remémore. Et à mesure que les mots reprennent corps, l’horreur semble céder (…)
Les exemples sont plus nombreux qu’on ne l’imagine. Ce recours à la mémoire, ce soutien d’un trésor de culture fut commun à tous les camps, quelque fut l’idéologie qui les avait construits. Emprisonné durant l’hiver 40-41 au camp de concentration de Griazowietz par les soviétiques, le peintre joseph Czapsky entreprend de donner à ses compagnons de captivité un cours sur Proust et Delacroix. Il leur commente par des températures de – 45 ° et mourant de faim : <À la recherche du temps perdu>. Tous ces exercices spirituels, si dérisoires semble-t-il, trouvaient leur sens dans la présence du témoin. Compagnon de misère, il était à la fois un soutien moral et un plus faible que soi qu’il fallait protéger. C’était Pikolo, le petit alsacien de Primo Levi, c’était le Jean Gaillard de Le Lionnais etc… Ce pouvait être une assemblée avec qui on partageait son savoir. Le sauvetage s’opère, non dans la solitude du monologue mais dans la transmission de la parole… »
Ce rapport à la culture, aussi vital que le pain et l’eau, les Noirs en ont témoigné avec « le blues » qu’ils inventaient pour sauver l’âme que les blancs refusaient de leur reconnaître. Nous n’en finirions pas de citer des exemples qui témoignent de sa fonction pour arrimer l’homme à son humanité, toujours en danger de vaciller.
C’est Germaine Tillion à Ravensbrück, créant avec les détenus un livret intitulé
C’est ce danseur Tchétchène « Ramzane » qui, pour sauver les enfants de l’ambiance mortifère où ils grandissent sous les bombes de l’armée russe, les fait danser, tout en les embarquant dans l’aventure collective d’une création où ils représentent partout où ils donnent leur spectacle, l’âme de leur peuple, sa force, son courage. Deux documentaires témoignent de cette aventure collective qui a armé les enfants contre la barbarie et le désespoir. Le premier s’appelle :
Dans le même temps, Poutine donnait des fusils à sa jeunesse et la faisait s’entrainer à savoir les manier.
C’est l’histoire de ce clown musicien appelé « Miloud », de passage en Roumanie pour la tournée de son spectacle, qui découvre la vie des enfants des rues à Bucarest, et décide d’y rester. Il va mettre son savoir-faire d’artiste au service de ces mômes promis à la délinquance, dès lors qu’ils sont à l’abandon, avec pour tout abris, les égouts de la ville, parce qu’il y fait moins froid que dehors, et la colle à sniffer pour couper la faim. Dans un premier temps il partage cette vie avec eux. Descend au trou pour les en sortir, y amène un peu de la chaleur de son accordéon. Trouve un lieu pour les initier aux disciplines du jonglage, de l’acrobatie etc… les révèle à leur potentiel de vie. Rencontre des partenaires à la création de ce qui deviendra la Fondation Parada. Il a initié pour eux cette école de la vie … qui est un art ! Il a transmis cet art.
Voilà dans quel sens va le Théâtre du Toursky, unique en son genre. Nous vous avons informé de tout cela, parce que nous pensons que vous êtes sensibles à ces enjeux, en tant que Ministre de la culture.
Il y a plusieurs années, un certain Frédéric Mitterrand avait écrit un beau texte, en introduction à un numéro spécial de
Pour ceux qui ne le connaissent pas, Reza est un photo-reporter de renommée internationale, iranien en exil, après avoir connu dans son pays la prison, l’enfermement dans une cellule minuscule, la peur du noir, des coups, de la torture … Pour n’avoir fait que défendre sa liberté de penser ce qu’il pensait, de voir ce qu’il voyait, d’entendre et de comprendre ce qu’il comprenait.
Dans ce texte (qui date de 1992) l’auteur évoque sa rencontre avec Reza, qui avait intégré son équipe de tournage pour un reportage en Ethiopie intitulé
Nous n’avons plus qu’à souhaiter que le Fréderic Mitterrand qui est aujourd’hui au gouvernement, dans la fonction de Ministre de la Culture soit resté fidèle à celui qui (17 ans plus tôt) écrivait ces lignes pleines d’intelligence, sur cette culture là, qui va vers les gens, témoigne de leur vie, et ce faisant, transmet ce qui permet à l’homme de s’humaniser. En écrivant ces lignes, l’auteur savait toute la différence qu’il y a entre la culture qui se construit avec les gens, et travaille à l’édification d’une « confiance en soi » … et la culture « élitiste » qui donne l’illusion à certains d’être au dessus des autres. L’humiliation qu’elle inflige à ceux qui sont exclus du champ culturel (« celui là qui humanise », faut-il préciser, tant « la culture » est, aujourd’hui, prise dans la mâchoire de la « consommation ») … oui, l’humiliation, est la source invisible de toutes les barbaries.
Dans son livre intitulé
Vous nous direz (peut-être d’un air choqué) « que nous n’en sommes pas là ! ». Et nous vous répondrons « qu’il suffit d’en prendre le chemin pour que nous y soyons très vite ». L’arbitraire dont fait l’objet le Toursky, par la suppression des subventions nécessaires à sa mission culturelle est le début de ce chemin.
Pourtant, à travers ce Théâtre, n’est-ce pas, Monsieur le Ministre, cette détermination que vous admiriez chez Reza « à transmettre la vie par le truchement de son art » qu’il est question de sauver. Vous en avez les moyens. Cela dépend de vous. Télérama titre cette semaine « Mitterrand le chouchou. Avec un budget de 8, 6 milliards d’euros, en hausse de 5,8 par rapport à 2009 ». Dans la répartition qu’il énonce des millions et augmentations allouées à diverses institutions, ne figure pas la restitution au Toursky des subventions qui lui ont été supprimées.
Aujourd’hui il y a urgence. Des hommes, Richard Martin et Jean Poucet, résistent au prix de leur vie, contre une mise à mort de ce lieu culturel. Nous vous en prions, ne restez pas « dans l’entre deux des compromissions et des désordres qui font la trame des pages les plus misérables de la grande Histoire ». Vous avez un autre rôle à jouer, plus glorieux, qui est de permettre que se développe la culture que sert le Toursky, qui tout comme Reza (et tant d’autres) travaille à transmettre ce qui humanise l’homme. D’avance, nous vous remercions pour ce choix là.
Danièle Dravet
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