"Antoine" Soirée Collectif PI 2006

Il a une quarantaine, mesure un bon mètre soixante – dix et pèse, suivant les jours, une centaine de kilos, Antoine.
Il est là depuis des lustres.
C’est un personnage, comme on dit.
Personne ne peut prétendre ne pas avoir eu vent de lui. C’est dire s’il est omniprésent. Plus même :
Ni le temps, ni l’espace ne suffisent à le contenir ; il a la propriété d’un gaz. Il est extensible.
La surdité est balayée par des gestes. La cécité est vaincue par du bruit.
La Sardine dans le port de Marseille n’est pas aussi encombrante que notre homme. Pire, il est à la fois, la Sardine, le port et Marseille réunis !
Il me sort par les yeux, les trous de nez, les pores ! Je le transpire !
Une fièvre ne me causerait pas plus de tracas.
Il a trouvé le moyen de m’infiltrer, de m’irradier. De me rentrer dedans quoi ! Comprenez que c’est fâcheux !
Putain de transfert !
Serais – je lui ? Est – il moi ? Qui est – il au juste ? Qui suis–je en définitive ?
Putain de transfert !

Mais c’est un patient et je suis soignant. C’est ma fonction, mon rôle… C’est ma croix.
Mais je suis soignant et c’est un patient.

En guise d’anamnèse, je vous servirai une compil. d’éléments de CRH récents et autres certificats médicaux divers, le tout grossièrement paraphrasé. Mon style subtilo-trash caractéristique, si prisé dans ces réunions, en est momentanément absent. Veuillez m’en excuser.

Antoine « est issu d’une fratrie de sept enfants. Né d’un père maçon et d’une mère sans profession. Il a présenté des difficultés précocement au cours du développement dès l’école maternelle où il se montrait très nerveux, agressif, non coopérant, détruisant son matériel.

Il a été pris en charge en IMPRO de sept à quatorze ans ; il a acquis la lecture, l’écriture de façon imparfaite et des rudiments de mathématiques. De quatorze à seize ans, il a été pris en charge dans une autre institution … où il a tenté de passer un CAP de boulangerie.

Après une tentative d’insertion de seize à dix-sept ans et demi dans un foyer à Toulon, il a été repris en charge par ses parents.
Lors de son incorporation à l’armée, il a été hospitalisé » dans un « Hôpital militaire et bénéficie depuis d’une petite pension militaire.
Il aurait, par la suite, été pris en charge pendant trois ans par sa famille avec laquelle il aurait essayé de travailler.



Il a été hospitalisé pour la première fois à l’âge de dix-huit ans dans un CHRS pour un tableau délirant aigu.
Il a été hospitalisé de façon continue pendant quinze ans au CHRS ».
Il est hospitalisé depuis une période équivalente, dans notre service, suite au redéploiement de notre secteur.

Antoine présente, en fonction des différents toubibs qui se sont collés au gabarit :

- « Un trouble du développement à type de dysharmonie à versant psychotique ».
- « Un trouble psychotique évolutif ».
- « Une psychose infantile tardive compliquée de troubles du comportement et en particulier de comportements d’agressions sexuelles répétitifs ».

En effet, Antoine « s’est rendu coupable, à de multiples reprises, d’actes médicaux légaux
[ Attouchements, viol avec pénétration de six femmes hospitalisées qui avaient toutes comme point commun d’être des patientes ayant du mal à se défendre ( Patientes confuses, patiente porteuse d’une tumeur cérébrale et de troubles de jugement, patientes âgées démentes, patientes handicapées mentales )] ».
Deux de ces patientes ont porté plainte.
Notre « croqué du jour » a donc, de ces faits, « effectué trois séjours successifs à l’UMAP de Nice puis a été transféré à l’UMD pour une durée de six mois » et a été mis sous anti androgènes.
Par ailleurs Antoine « a formulé des accusations d’agressions sexuelles contre l’un de nos » collègues, « (…) plainte qui était vraisemblablement manipulatoire mais qui a, malgré tout, déclenchée l’audition au commissariat de l’agent en question ».

« Aucune agression sexuelle n’a été déplorée depuis ». Ceci a induit notamment le passage d’une hospitalisation d’office à une hospitalisation à la demande d’un tiers…Sa mère !
L’intérêt de la chose est qu’elle permet, sinon la mise en place, du moins la réflexion autour de projets d’avenir pour notre Galabru. Le projet ultime étant L’Ouverture…

Reste que not’ p’tit Antoine souffre toujours d’une « désorganisation comportementale », a des « comportements agressifs », parfois boostés, s’il le fallait, par des phases d’« excitation hypomaniaque avec agitation ». De plus, a aussi « une tendance à la mauvaise coopération » avec « des tentatives de contournement des règles du service ».
Voilà pour la présentation « médicale » du monsieur.

Samedi vingt – deux juillet, seize heures douze.
L’Agora est quasiment vide. Les tables sont nues sans leurs chaises, empilées les unes sur les autres, près des poteaux.
« Sultans of swing » sort des deux enceintes fixées haut…Et tombent dans le vide de la pièce désertée.


Enfin, désertée, c’est une image.
Antoine est là.
Il est assis devant moi. Une table nous sépare.
Je l’ai de profil. Il est avachi sur un verre de café réglementaire et trempe je - ne - sais quel biscuit.
Et va z’y que çà dégouline ; les doigts, le menton, les avants – bras maintenant. Merci le tee – shirt !
Il n’y a rien à faire, Antoine reste fidèle à lui, à moi, à ma façon de le voir en tout cas.
Je récapitule :
Il a la quarantaine…neuroleptisée !
Mesure un bon mètre soixante – dix… quand il se tient droit mais il est voûté l’ gars ! P’is c’est pas tout, il a l’menton qui file vers le sol, le cou qu’est à l’horizontale, la mandibule inférieure qui se dirige vers le haut ( pour rétablir l’équilibre certainement ! ). Son œil torve, lui, est chargé de maintenir un cap joueur, son nez morveux est renfrogné ( c’est qu’il est concentré not’ Antoine quand il se meut ! ), son ventre, pressé, fait la course et veut passer devant tout le monde, son bas du dos ou le haut de ses fesses, j’ai jamais vraiment su, repoussent futs et slips vers les creux poplités, et ses pieds, ses pieds, s’évertuent à ne pas aller aux bouts de ses claquettes méditerranéennes !
Je ne sais pas vous, mais c’est nul d’être grand quand on a la démarche d’un Dalton qui aurait été parachuté dans « mon curé chez les zombies » ! ! !
Enfin, il pèse beaucoup trop pour ses poumons d’insuffisant respiratoire qu’il est devenu. Faute au tabac. P’is ça lui donne un teint d’un gris, mais d’un gris !
Aah, Antoine !
Voilà pour le physique.

Pour le reste, c’est plus compliqué. C’est que je suis partagé.

La première fois, on m’a dit :
- « Gaffe jeune, t’es nouveau ici ! Antoine i’ va t’tester ! Il est comme ça ! Ta mission, alors, s’ra d’ rester soignant. Tu sais, quoiqu’on t’en dise, ça reste un patient comme un autre ! »
- « T’inquiètes » j’ai répondu « j’suis du genre méfiant ! »
Tu parles ! Moi j’veux bien la garder la distance ! Mais comment faire avec un olibrius qui ne fait qu’outrepasser les bornes d’une relation à l’autre ? Quand on sait, de surcroît, qu’elle ne peut être que pervertie par le mode de fonctionnement de l’individu ?
Et moi qui prône la proximité dans la relation avec les patients ! Pour que naisse une rencontre ! ‘Z’ imaginez que j’en ai vite perdu mon latin !
Où je suis ? Où il est ? Bpfouu !
Et p’is, c’est un patient comme un autre ! Excusez-moi ! Mon œil ouais !
‘Z’avez qu’à voir, il est tellement « comme un autre », l’bonhomme, que pour décider si « Môssieur » doit être recadré, après un dysfonctionnement typé agressif, il faut pas moins d’une réunion au sommet… !


Quand je le vois évoluer…Je vais dire « agir » plutôt hein, parce que le verbe « évoluer », ça sous-tend des trucs qui sont au-dessus de ses forces !
Quand je le vois agir donc, au quotidien, dans le service, avec les patients qu’il tyrannise, les soignants qu’il vampirise, le cadre qu’il explose, l’équipe qu’il clive, les médecins qu’il séduit et qui tombent dans le panneau, je me dis qu’il y a quelques choses chez lui que je ne maîtrise pas.
Pourquoi tant de passe – droit, de complaisances, de bons sentiments, de « Peuchère ! » ?

Je vais vous conter la dernière « brousse » du jour ( mercredi 26 juillet 2006 ) :
Il faut savoir, d’abord, qu’Antoine a un cadre à lui : Une espèce de fourre-tout fait de conduites à tenir et de protocoles, le tout non respecté si possible et réajusté au feeling de son toubib, souvent sous la pression de soignants épuisés par les transgressions permanentes du patient !
Une de ses « consignettes » du moment nous consigne (!?!) de laisser Antoine sortir dans l’enceinte de l’hôpital, seul, à la condition « sine qua none » que le Monsieur soit prêt
( Douché, habillé, lit fait et petit-déjeuner engloutit ) à l’heure ; Pour info, huit heures trente maximum.
Aujourd’hui, par exemple, il est sortit de son antre à … onz’ heur’ trent’.
Mon cerveau paramédical étant ce qu’il est, j’ai cru comprendre que la sortie du jour était, tout simplement, annulé ! EH BEN NON !
Vous savez quoi ? Le Toubib s’est engagé, personnellement à sortir notre homme à la cafét. ! En vertu de quoi ? De quel intérêt thérapeutique ?
J’en sais rien !
C’est comme ça « de longue ». Et ça dure, et ça dure !

Ca m’est insupportable !
D’un autre côté, c’est tellement perceptible, si crûment exposé…Je pense que vous l’aurez compris.
Pourquoi le vois-je, l’écrit-je, de cette manière ?
Pourquoi les autres ne le voient – ils pas comme moi ?
Parce que c’est un « chronique » ? Et que les « chroniques », et ben, on s’y attache, on leur trouve des circonstances atténuantes ?
Il est vrai qu’on les tutoie facile, qu’on les « familiarise » - comme si les familles étaient des entités justes et altruistes évidentes ! – mais quand même ! Passons.
Parce que c’est sa maladie et qu’il n’en est pas responsable ? Parce qu’il est irresponsable ?
Est – ce Antoine qui m’horripile ?
Est – ce sa prise en charge qui me révulse ?
Est – ce la mauvaise foi ou l’aveuglement de ceux qui minimisent ses dysfonctionnements qui me mettent hors de moi ? Et moi qui déplace sur Antoine, du coup ?
Y aurait-il alors plusieurs Antoine ?
Ou est « le bon » ? Y en a t’il un ? Sur lequel opère mon transfert ?



Pour ma part et puisque je parle de moi, dans mon rapport à lui, donc à moi… Je me noue !
Du fait, donc, de cette débauche de troubles comportementaux, cette profusion de perversions, essentiellement sociales, j’ai beaucoup de mal à voir en lui l’homme malade, en demande de soins, d’aide.
Ce n’est pas en minimisant, je le pense, ses dysfonctionnements, en les banalisant, en les « souriant », que je verrai mieux l’homme atteint.


C’est en faisant, j’en suis convaincu, la part des choses entre, ce qui est du registre de la pathologie - à étayer, à corriger ou tenter de le faire - de ce qui est de la déviance perverse
(ou perversité déviante ?) – à proscrire, à cadrer au minimum, à sanctionner au maximum – que j’arriverai à re-motiver, à re-agir le professionnel qui est en moi, pour enfin travailler avec mon Antoine, re-maladisé.

L.Melanjoie (IDE psy G04, La seyne)